LE TEMPS D’UNE CHANSON
Kevin et Juliette forment une groupe electro pop nommé de Rive. Subjugué par la musique et le clip de leur morceau « Justice », DRAMA a décidé de les rencontrer à Chênée pour un entretien traitant de leur univers, du féminisme, du temps ou encore du Canada.
Pouvez-vous nous expliquer un peu plus les dessins sur votre pochette d’album ?
Juliette : La pochette est un buste de femme avec une tête coupée avec au-dessus, un bateau. Il y a un personnage féminin principal et une armée derrière. L’idée c’était de représenter un individu enfermé. Pour ce qui est de la tête coupée, elle est l’acte qui fait fi des carcans. A la place de la tête, il y a ce bateau qui invite au voyage, à l’imaginaire, à l’espoir, à la lutte et à l’action, tout en devant maître de sa vie. Le fait que ce soit un personnage féminin est lié à ce que je suis et à mes paroles féministes.
J’avais pensé à tout ce qui est en rapport à des mythes ou encore à l’Egypte antique, lorsque j’ai vu cette pochette. Y a-t-il un peu de ça ou pas du tout ?
Juliette : Oui effectivement, c’est très symbolisé. Ce qui est important pour nous, c’est qu’il y ait un aspect très poétique et une vraie invitation au voyage. Toutes ces références et symboliques font en sorte d’interroger et d’interpeller. Je pense en tout cas que pour le coup, ça a fonctionné. (rire) Que les gens s’approprient ce visuel pour y placer ce qu’ils veulent est aussi une bonne chose.
Comment s’est passé votre concert à Montréal, au Canada ? Y a-t-il quelque chose qui vous a marqué là-bas ?
Kevin : Ca s’est très bien passé, c’était notre premier voyage au Canada. On a découvert toute une autre culture. Le français au Canada est très répandu car les Canadiens adorent la musique francophone. Il y a un vrai engouement pour la chanson francophone. On était tout à fait dans ce cadre là.
Juliette : Ce qui est chouette, c’est qu’on doit repartir l’année prochaine avec plusieurs dates, ce qui nous rend super content.
Est-ce que vous aimer beaucoup cette mise en valeur de la langue française ? Je sais que les Québecois aiment beaucoup leur langue. Parmi de nombreuses preuves de ce que j’avance, l’émission The Voice se nomme La Voix là-bas.
Juliette : Oui c’est vrai !
Est-ce que c’est quelque chose qui manque ici en Belgique ?
Juliette : Pas vraiment. Depuis quelques années, on assiste à une recrudescence, une explosion de groupes qui chantent en français. Ce qui est intéressant, c’est que la langue ne fait pas tout. Nos influences sont plutôt anglo-saxonnes, de la pop à l’électro. C’est clair qu’on chante en français, mais on ne s’inscrit pas pour autant dans la « chanson française » un peu plus traditionnelle. On veut combiner le français avec des instrumentaux, des arrangements plus différents de la « chanson française » classique. Un peu comme des groupes comme Odezenne, Fishbach, Sandor, The Pirouettes qui sortent des vieilles contraintes, en s’inscrivant dans une démarche musicale plutôt pop et électro.
Y a-t-il autre chose que la langue qui vous a marqué l’esprit au Canada ?
Kevin : En ce qui concerne la musique, quand on est arrivé là-bas, ce qui nous a frappé, surtout à Montréal, c’est que par rapport au travail scénique, les Canadiens y interviennent beaucoup. Une fois sur scène, les groupes expliquent leurs chansons et leurs démarches.
Juliette : Il y a beaucoup de communication avec le public.
Kevin : Ici, on est souvent habitué à voir des groupes qui enchaînent leurs morceaux et les gens les prennent comme ils veulent les prendre. On se justifie beaucoup moins sur chaque titre joué.
Juliette : On a apprécié voir les artiste discuter avec le public, c’était vraiment chouette à voir.
Je pense que si vous le faites, ça enlèvera un peu de mystère autour de vos chansons.
Juliette : Ca nous arrange de ne pas le faire. (rire)
Qu’est-ce qui est le plus jouissif, jouer en studio ou en live ?
Kevin : J’aime pas forcément le studio, mais en tout cas, j’aime beaucoup travailler chez moi et créer des morceaux.
Juliette : On fait tout à la maison.
Kevin : On peut passer des journées à créer des sons et tester des choses. J’adore ça. Et la scène… Au final, l’un ne va pas sans l’autre. Je ne pourrai pas faire de la musique pour ne pas la sortir sur scène. Et d’ailleurs, quand on fait un morceau, on essaye de l’imaginer joué sur scène pour voir ce que ça peut apporter comme énergie, sentiment et émotion.
Comment ça passe pour vos compositions ? Etes-vous chacun de votre côté ?
Juliette : On habite en collocation, du coup, pour la communication c’est ultra simple. Je travaille tout ce qui est paroles et mélodies et Kevin, lui, est plutôt sur les arrangements. Comme on se voit quotidiennement, on est toujours en discussion par rapport aux avancées de l’un ou de l’autre. On a chacun une marge de manœuvre dans un domaine. On ne se marche pas sur les pieds. Il n’y a pas d’ambiguïté ni de compétition. C’est vraiment sympa entre nous et donc la communication est beaucoup plus simple entre nous deux. (rire)
Le temps contre nous, c’est ce qui est chanté dans « Justice ». Est-ce que dédier sont temps à la personne qu’on aime, n’est-il pas un des meilleurs actes d’amour que l’on puisse porter à son égard ?
Juliette : Hum… Hum… La chanson parle d’amour mais elle est aussi un peu plus globale. Ce qu’on dit c’est qu’il faut vraiment prendre le temps à un moment pour s’arrêter, ne serait-ce que pour passer du temps des personnes ou pour juste s’interroger sur les choix qu’on fait. Avec ce « temps » qu’on a pris, essayons alors de modifier nos vies et prendre peut-être d’autres décisions, vu qu’on a désormais le temps de réfléchir. Retenons l’idée d’une bulle qui s’arrête, hors-du-temps. On sait que le temps va arriver et nous bouffer, mais cette bulle nous permettra de mieux réfléchir.
J’ai remarqué que cette notion de « temps » revenait assez souvent dans vos chansons. Comme si c’était un personnage.
Juliette : C’est vrai. (rire)
Est-ce qu’il y a un rapport précis avec vos vies ?
Juliette : Ce n’est pas vraiment réfléchi. On se pose plein de questions sur le temps qui passe, le monde sur lequel on vit. Où est-ce que l’on va avec cette société ? Est-ce qu’on a encore le temps de révolutionner ce qu’il y a changer ?
On n’arrête pas de nous rappeler l’existence du réchauffement climatique et on ne sait même pas où l’on va. On sait juste qu’il nous reste plus beaucoup de temps finalement. Ce qui est marrant, c’est qu’on est tellement occupé, toujours dans l’action… On ne prends pas le temps et pourtant… (rire) « Justice » traite vraiment du « temps » et on a une nouvelle chanson, qu’on joue déjà sur scène, où l’on parle des relations qui s’abiment avec le temps et de toutes les questions qui concernent cela. Est-ce qu’on laisse faire le temps ? Abandonnons-nous ou pas du tout ?
Serait-il exagéré d’affirmer que vos chansons sont quand même engagées ?
Juliette : Ca dépend desquelles. J’ai un regard assez dur lié aux sociétés. Je suis féministe depuis toujours. Des chansons comme « Nuit » sur l’EP Vermillion délivre un sujet qui est celui des mouvements féministes des années 70, où les femmes à San Francisco et en Belgique sortaient la nuit pour se réapproprier l’espace public. Ca s’est passé il y a 40 ans, mais aujourd’hui les tracas n’ont pas diminués. Notre regard est engagé et on souffre de ce qui passe de nos jours en politique, parce qu’on y voit aucune vision.
Les paroles restent toujours assez poétiques et on a toujours envie que les gens puissent vraiment s’approprier les textes. On sait ce qui est dit bien sûr, mais si les gens comprennent nos textes différemment, tant mieux.
Cette histoire de mouvement des années 40 me rappelle que l’esthétique de vos clips allient parfois des images en noir et blanc. Y a-t-il des références assumés par rapport à cela dans vos clips ?
Juliette : Il n’y pas vraiment des images reliées à cela mais en tout cas, on aime vraiment ce côté intemporel des choses.
Kevin : Temple Caché, qui a conçu le clip, a compris que ce que l’on aime dans la musique, ce sont les contrastes. Les paroles le reflètent très bien d’ailleurs. Temple Caché avait aussi ce souci de, non pas brouiller les pistes, mais de laisser rêveurs les spectateurs et de savoir attaquer là où il faut.
Dans « Justice », les gamins avec des électrodes pourraient être un symbole de passé rétro.
Juliette : Ou de présent.
Kevin : Passé, futur, obscurité, clarté, tout se mélange.
Juliette : Ma voix mélodique et nos sonorités plus brutes complètent aussi un contraste. Ca nous fait rire et on aime bien ça. (rire)
Kevin : Il y a tout un discours derrière nos chansons. C’est un but aussi d’avoir un univers très imagé et que chacun ait son interprétation de tout cet ensemble.
J’ai l’impression qu’avec les années, le féminisme a eu ses dérives. Prenons pour exemple, ceux qui s’attardent sur le « manspreading » qui m’apparaît comme un problème qui n’en est pas un. Qu’en pensez-vous ?
Juliette : Je ne suis pas du tout d’accord. Selon moi, tout est important. Il n’y a pas une échelle des luttes. Si je parle du « manspreading », on pourrait me rétorquer qu’il y a des problèmes bien plus graves tels que les femmes battues ou violées. Tout ça fait partie d’un système cohérent, patriarcal et machiste. Avoir une langue machiste, des femmes qui soient rarement des personnages principaux dans les films ou encore des super-héroïnes pratiquement toujours en maillot de bain, constituent ce même système. Tout comme les filles emmerdées en pleine rue, les violences conjugales ou les viols. Tout est important.
Pour revenir au « manspreading », hier dans le métro, deux mecs avec les jambes grandes ouvertes bouffaient mon espace. C’est une série de petites choses de cette ampleur qui font qu’en tant que femme, tu intériorises que t’es inférieure. Il y alors une disparition de l’estime de soi, de modèles et moins d’investissement aussi.
La féministe Benoîte Groult disait : « Le féminisme n’a jamais tué personne. Le machisme tue tous les jours. ».
Ca veut bien dire ce que ça veut dire. On a beau critiquer le féminisme, il n’y a jamais eu de mort derrière cela. On le critique surtout parce que ça remet en question un pouvoir en place et l’identité des gens. Le féminisme est un humanisme pour moi qui permet de sortir des stéréotypes qui enferment les femmes, tout autant que les hommes. Il permet de faire des choix sans aucun préjugés qui nous pèsent dessus.
Ce dont j’ai peur, c’est de percevoir qu’on targue une personne de vouloir faire du mal alors qu’il n’en fait pas.
Kevin : Quand tu déranges les autres, il faut que ce soit justifié.
Juliette : Ce qui est sûr, c’est qu’avec ce genre de dénonciation, tout le monde s’interroge. Toi, tu t’interroges sur le « manspreading » d’autres sur le #balancetonporc, ce qui est bénéfique pour savoir dans quelle société on a envie de vivre.
Revenons à vos chansons. Y a-t-il un même récit caché qui les unit ?
Juliette : Oui forcément. Ce ne sont que des sujets personnels et sociétaux. Ils sont liés à des ressentis, à une personne, à des quotidiens. Pour l’instant, on est vraiment dans des thèmes qui racontent ce que je suis et vis. Peut-être qu’à un moment, ça évoluera, mais pour l’instant, ça reste avant tout personnel avec un certains regard sur le monde.
DRAMA
Interview faite le 16/11/17
Photos ©DRAMA & Pierre Reynders (prises au Centre Culturel de Chênée, le 16/11/17)