Jim Bishop fait partie des meilleurs auteurs-dessinateurs ! Cette année, il termine sa trilogie de l’enfant. Sa nouvelle BD se nomme L’Enfantôme. L’histoire affiche deux ados subissant le système scolaire. Grandir, est-ce s’empoisonner ? Découvrez un artiste rêveur, mais aussi nietzschéen.

Les réactions des persos de L’Enfantôme sont souvent « over the top ». J’aime beaucoup cet aspect. Je repense à mon enfance. J’avais tendance à exagérer mes propos. Ça faisait rire mes camarades. Dans ta BD, ça va tellement loin. Rapidement, on découvre diverses scènes horrifiques. Comme si une petite phrase pouvait perturber le parcours d’une vie. Parfois, l’école et les parents éteignent un enfant, juste avec un mot, une phrase. Tu voulais transmettre cette idée.
Oui. C’est clairement ça. Et dans la bande dessinée, j’ai mis beaucoup de choses de mon réel. Il suffit d’une phrase qui t’appartient pour aller vers une direction. Peut-être, c’était la bonne direction. Par exemple, toute la phase où le gamin, le boutonneux, il exprime le fait qu’il veut être gérant de magasin de jeux vidéo – c’est un peu un « running gag » dans la bédé –, c’est parce que c’est ce dont je rêvais quand j’étais gamin. Je rêvais d’avoir un magasin de jeux vidéo. Ces magasins, dans les années 90, il y en avait vraiment beaucoup. Les jeux d’occasion était aussi beaucoup plus accessibles. Il n’y avait pas autant de gens qui achetaient de jeux vidéo sur Internet. Tu pouvais trouver de grandes pépites, des jeux pas chers. Les jeux d’occasion, avant, c’était quelque chose de beaucoup plus intéressant et satisfaisant. Maintenant, ça n’existe quasiment plus.
J’habitais dans un endroit où il y en avait plusieurs. Je rêvais donc de gérer un magasin. Par le passé, j’ai émis ce souhait à une conseillère d’orientation. Elle m’avait dit que ce désir était impossible à réaliser. Comme quoi je ne réaliserai jamais ce rêve d’enfant. Du coup, moi, ça m’a freiné dans cette optique d’avenir. Je pense que les adultes ont sur les enfants une aura, un ascendant. On fait confiance. On pense qu’ils comprennent mieux la vie vu qu’ils sont plus grands, plus expérimentés. Mais en réalité, ils ne le sont pas plus sur certains sujets. Même mes parents, quand j’étais gamin, quand je leur disais que je voulais faire de la bande dessinée, ils disaient : « Ouais, mais ça paye pas bien, blablabla ». Ils en parlaient comme s’ils avaient une expérience. En fait, ils n’en avaient aucune. Ils se basaient juste sur des ressentis, des idées, des préjugés. En grandissant, tu te rends compte qu’on fonctionne énormément d’après des préjugés. « Moi, je n’ai pas réussi à y aller. Alors ça veut dire que lui, il ne va pas pouvoir y arriver ». Pensez à ce genre de phrase. C’est vraiment comme si on projetait nos propres idées sur l’autre. Et oui, je pense qu’effectivement, on peut avoir ce truc de diriger l’enfant, en tant qu’adulte, dans une mauvaise direction. Elle devient vite la direction à suivre. Cette méthode est un peu néfaste pour un développement.

J’aimerais revenir un instant sur ta trilogie. Lettres Perdues présente un univers digne d’un film imaginé par Hayao Miyazaki. Dans Mon ami Pierrot, l’histoire est tournée vers le médiéval-fantasy. Quant à L’Enfantôme, nous observons notre époque. Le fantastique nous suit aussi, au long des pages. Développer notre époque contemporaine, est-ce plus difficile ? Faut-il être encore plus créatif pour rendre le réel captivant ?
Je me suis posé cette question justement. Savoir si ce que je racontais était assez intéressant parce qu’il faut enrichir un univers, il faut qu’il se passe des choses.
En réalité, ce qui pouvait rendre un récit contemporain captivant, c’est vraiment l’attrait qu’on peut avoir pour les personnages. Pour moi, c’est ça qui va rendre le récit captivant, au-delà du fantastique. Si le fantastique est la seule raison qui permet de rendre le récit intéressant, le récit serait probablement bancal. Il faut vraiment qu’on arrive à s’attacher aux persos. Qu’on se reconnaisse ou pas, mais qu’on ait quelque chose qui nous relie à un personnage précis.
Ensuite, on peut se permettre d’apporter une touche fantastique, d’amener de la fantaisie et de surprendre. C’est ça que j’aime bien avec le récit contemporain. C’est notre monde. On ne va pas forcément s’imaginer l’idée que le fantastique puisse apparaître. Et quand il apparaît, que l’on a bien préparé le terrain pour que ça apparaisse, je trouve que ça crée une émotion qui te sort tout de suite du quotidien. Lors de l’écriture, je pensais à des films des années 90. A un moment donné, je pensais à L’Histoire sans Fin. C’est un film que j’ai beaucoup vu quand j’étais gamin. Il paraît que ça se passe dans un monde contemporain. Mais il y a ce moment où, quand ça part dans l’imaginaire, ça surprend. Pourtant, ça reste très distant. Pareil avec Les Goonies. C’est une inspiration où il n’y a jamais vraiment de fantastique, mais tu le frôles un peu. Il y a un personnage qui a un handicap physique, il te surprend. Il y a des pirates, une légende. Il y a cet onirisme ancré dans le réel qui me faisait rêver. J’aime bien me dire que, par exemple, dans L’Enfantôme, ce n’est pas forcément du fantastique, c’est réel. Comme tu le citais, j’ai juste extrapolé une émotion pour l’ancrer dans une autre réalité. Moi, j’y crois, d’une certaine manière. J’y crois vraiment.
Désormais, parlons dessin. Lorsque je tombe sur certaines planches délirantes, je kiffe. Tu te libères des codes, tu te lâches. On voyage. T’exposes les émotions d’une certaine façon.
Plus tard, peut-on t’imaginer travailler sur une bédé très psychédélique et expérimental, où il n’y a pas de dialogues, où l’on vit une expérience à part ?
J’ai des inspirations qui vont dans ce sens. Citons Mœbius. Mœbius a fait énormément de bédés psychés. A la base, moi, c’est ce que j’aime vraiment, les approches narratives un peu psychés ou même intangibles et incompréhensibles. Mes premières bédés dégageaient cette aura-là. Je me détachais beaucoup du réel, ça devenait trop incompréhensible. Et en tant que jeune auteur, j’avais déjà besoin de savoir écrire une histoire, qu’on la comprenne, avant de faire des trucs bizarres. Mais oui ! J’aimerais bien expérimenter, me lâcher, ne pas savoir où je vais. Pour Lettres Perdues, la première partie a un côté absurde et psyché. Je la ramène au réel. On me communiquait qu’au début de la lecture, l’effet était bizarroïde, qu’on avait du mal à y entrer. Faut savoir qu’il y a des poissons qui parlent, d’autres qui enquêtent, etc. Au départ, t’as l’impression d’être dans un monde farfelu, alors qu’il est expliqué. Bref, si tu n’as pas d’explication, tu restes enfermé dans un étrange univers. Mais ouais, pourquoi pas un jour aller plus loin là-dedans… je n’ai pas d’envie particulière, mais ce n’est pas interdit.
Tu nommes plusieurs inspirations. David Lynch, réalisateur fort inspirant, est décédé récemment. Le sens de ses œuvres ne l’intéressait pas. Il se préoccupait des sensations. C’est-à-dire, les sensations que vont vivre les spectateurs, spectatrices, devant ses films. Te reconnais-tu dans ses paroles ? Ou alors, avant même de dessiner, tu réfléchis au sens de tes œuvres ?
C’est drôle que t’en fasses référence. La partie des fantôme inscrites dans L’Enfantôme, quand je la relisais, je me disais qu’il y avait quelques points incompréhensibles. Et je me rattachais à David Lynch. J’annonçais autour de moi : « Ouais mais mais David Lynch, il fait des films qu’on ne comprend pas, et pourtant, on aime les émotions ». Moi, ça me rassurais de me dire ça. Je ne comprends pas tout ce qui se passe dans ses récits. Par contre, les émotions, si elles passent, c’est quand même plus important que de comprendre tout à la lettre.

Garder un mystère autour de ses œuvres, ça peut les rendre vivantes. Je me reconnais beaucoup dans le souhait artistique de David Lynch. Quand j’ai commencé les bédés, elles étaient complètement incompréhensibles. Ça me laisse une trace. Aujourd’hui, j’ai envie qu’on me comprenne. Je me suis donc forcé apprendre à faire des bédés très, très, lisibles. Mais peut-être, maintenant, je veux bien relâcher. Se lâcher, c’est aussi avoir une maturité artistique.
L’artiste se doit aussi de faire confiance aux lecteurs et lectrices ? Des gens n’embarquent plus dans des histoires perchées. Mais il y a aussi un public qui adore ça, qui va adhérer. Finalement, ne faudrait-il pas trouver le bon équilibre ?
Il faut bosser là-dessus. La force de Lynch, c’est le lâcher-prise. Lâcher-prise sur ses émotions, sur ses envies. Il expérimentait ses histoires comme il les ressentait, au lieu de vouloir contrôler une narration. Ça, c’est sa grande force. La plupart des auteurs ont peut-être du mal à le faire, et moi, j’en fais partie.
En lisant ta trilogie, je perçois un message. Comme s’il y avait un point commun entre tes livres. Tu illustres une sorte de vérité. Grandir, ce n’est ne plus se faire d’illusions.
Oui, ça revient dans mes trois livres. Pour moi, grandir, c’est continuer de rêver, parce que tous mes personnages fictifs ne s’arrêtent pas de rêver, mais sans se faire d’illusions. C’est-à-dire, ils rêvent de choses réelles. Rêver d’illusions équivaut à se perdre. Comme si tu n’étais pas vivant. C’est une autre forme de mort, quand on n’assume pas la réalité.
Cependant, quand tu rêves de choses réelles, tangibles, simples, palpables, ça fait du bien. Après, j’aime aussi rêver de choses irréelles ! Un jeu vidéo peut me transporter. Émotionnellement, je vis quelques chose, ça existe. En d’autres mots, grandir, c’est garder sa part d’enfant, en assumant d’être dans un monde adulte, sans illusion. T’arrêtes de croire que tout est beau et naïf. De fait, ce n’est pas le cas. Néanmoins, tu peux vivre ton quotidien naïvement, si tu veux. Ce n’est pas un piège. Ce n’est plus un piège.
Interview organisée par brunoaleas – Photo ©Francesca Mantovani