Fabien Vehlmann Interview Part 2

Les mangas attirent les plus jeunes. Et les bédés franco-belges ? En 2006, Fabien Vehlmann obtient un prix au festival d’Angoulême pour Seuls. On y suit Dodji, Terry, Leïla et d’autres enfants, au sein d’une ville sans adultes. L’auteur décrit ses envies artistiques !

Parfois les fans n’ont pas toujours cette envie d’être surpris par une approche pacifiste. On a rarement l’occasion d’aborder le pacifisme. Heureusement, il existe des exceptions. Je pense au manga Shaman King, où le personnage principal dialogue avec l’ennemi, au lieu de le combattre. Le concept est pertinent à l’heure actuelle. Plusieurs conflits éclatent à quelques kilomètres. On observe la montée des extrêmes, en Europe. Lire une œuvre pacifique adressée aux jeunes est vraiment intéressant. Voici une perspective différente.

Oui, et je pense même que c’est nécessaire. Je partage complètement des craintes par rapport à l’analyse actuelle des choses, surtout concernant la montée des extrêmes. Bien sûr, nous n’avons pas tous la même perspective.
Lors de dédicaces, je rencontre des personnes moins inquiètes que moi quant à la montée de l’extrême droite, en France. Est-ce que cela signifie qu’ils sont d’extrême droite ? Pas nécessairement. Mais ces idées les choquent moins que celles de l’extrême gauche. Et je leur réponds souvent qu’il est beaucoup moins probable que l’extrême gauche arrive au pouvoir que l’extrême droite, qui semble de plus en plus proche de le faire.
Laisser l’extrême droite accéder au pouvoir n’est jamais anodin, même si elle se présente de manière plus civilisée, à l’image d’une Giorgia Meloni, en Italie. Je tiens à préciser que je combats les idées d’extrême droite, pas les individus. Certaines personnes défendant ces idées peuvent être très intelligentes et intéressantes, même si nous n’avons pas la même analyse des choses. Parfois, il y a aussi des personnes vraiment dangereuses derrière ces idées.
Pour moi, Seuls, à sa modeste échelle, tente de participer à une réflexion : comment continuer à dialoguer, malgré tout, entre des factions opposées ? Dans Seuls, il y a une mythologie opposant les premières et dernières familles, des familles d’enfants plus anciens, en conflit depuis des siècles. Cela sert à illustrer un manichéisme classique dans les récits de jeunesse, cette opposition entre le Bien et le Mal, dont je me méfie.

Dès que l’on se place dans une dichotomie nous les gentils contre eux les méchants, on reproduit ce que l’on voit dans les polémiques, sur les forums Internet ou les réseaux sociaux. On est constamment dans une logique de camp contre camp, ce qui est exacerbé dans les conflits internationaux, comme le conflit israélo-palestinien ou la guerre en Ukraine.
Je me dis que si je peux promouvoir le dialogue dans une BD dont je maîtrise les codes et règles, tant mieux. Je cherche aussi des exemples d’œuvres qui ont réussi à le faire sans être naïves, car les bons sentiments ne font pas toujours de bonnes histoires. La dramaturgie occidentale est basée sur le conflit, depuis la Grèce antique. Peut-on inventer un autre mode de narration, où le conflit n’est pas central ? La tension narrative est essentielle, car elle retient l’attention du lecteur, spectateur. Or, la BD Seuls est en concurrence, non seulement avec d’autres BD, mais aussi avec les réseaux sociaux, les jeux vidéo, le cinéma, et Netflix. Dans cette économie, il faut captiver l’audience, la faire rire, maintenir une forme d’efficacité narrative. Les bons sentiments ne sont pas toujours les plus efficaces par rapport à une scène de violence. Une altercation sur un réseau social générera des milliers de vues, tandis qu’un message de paix avec une fleur semblera naïf.
Donc, trouver la manière de conserver une tension narrative, sans verser dans l’apologie du conflit, est une belle mission pour les auteurs et autrices.

Maintenant, parlons dessin. Te souviens-tu des premières pages du tome 10 ? Tu remercies Bruno Gazzotti. Il relève des défis graphiques. Tu as sûrement déjà travaillé avec un/e dessinateur/trice incapable d’exposer les idées en images.

Oui, c’est quelque chose d’inhérent à la bande dessinée, surtout quand on travaille en binôme. Cette dynamique entre 2 créateurs, comme c’est souvent le cas dans la BD, crée une forme de tension créative. Cela dit, ce n’est pas le cas de toutes les bandes dessinées, car on voit de plus en plus d’auteurs complets qui gèrent à la fois le scénario et les dessins.
Quand il y a un binôme, cette tension est presque systématique. Scott McCloud en parle très bien dans son livre L’Art invisible. McCloud explique que le scénariste tend à vouloir aller vers quelque chose de littéraire, souvent très dialogué et écrit, tandis que le dessinateur préfère une approche plus picturale, proche de la peinture. Ces 2 polarités peuvent créer une belle alchimie, un peu comme une pile électrique. Mais parfois elles peuvent aussi être excessives.
Ce qui arrive souvent, c’est de proposer un scénario dépassant ce que le dessinateur est prêt à réaliser. Un scénariste peut imaginer un récit presque muet, composé de grandes cases contemplatives, tandis qu’un scénariste en quête de rebondissements pourrait vouloir une histoire dense et pleine d’action. Chacun a sa manière de donner au lecteur, l’un à travers de belles images, l’autre à travers une narration riche.
Cependant, un récit sans dialogue, bien que très beau, peut se lire rapidement. Le lecteur parcourt les pages en quelques minutes, comprenant l’idée de chaque image, sans vraiment s’attarder. C’est le problème avec les bandes dessinées qui se concentrent uniquement sur l’aspect visuel : elles peuvent laisser une impression de superficialité et le lecteur peut se sentir frustré, surtout s’il ne trouve pas un équilibre entre le prix de l’album et le temps qu’il y passe.
Pour cette raison, j’ai tendance à surcharger mes récits de dialogues, de personnages et de rebondissements. Une tâche lourde à gérer pour le dessinateur. Bruno est capable de créer des séquences incroyables avec peu d’éléments graphiques, mais cela représente un défi considérable pour lui.
C’est précisément pour cela que dans le tome 10, j’ai voulu rappeler une évidence : je réalise Seuls, une bonne série pour enfants, parce que Bruno se donne énormément de mal pour illustrer des idées qui ne sont pas toujours simples à visualiser. Et je plaide coupable, car il est vrai que j’ai parfois été trop complexe.
Au fil de la série, j’ai voulu introduire un foisonnement de mystères et d’idées, souvent en laissant de nombreuses portes ouvertes vers d’autres mystères. Par générosité, je voulais offrir beaucoup de contenu, mais parfois, le mieux est l’ennemi du bien. À un certain point, vers les tomes 10 ou 11, nous avons accumulé tellement d’intrigues que certains lecteurs se sont sentis perdus. Bruno a été l’un des premiers à me signaler qu’il fallait simplifier et recentrer le récit. Nous avons commencé à le faire dans le troisième cycle. Nous le faisons maintenant de manière encore plus résolue dans le quatrième. Avec notre nouvel éditeur, Rue de Sèvres, cette notion de simplification et de focalisation vers la conclusion de la série est devenue une partie essentielle de notre réflexion.

Dépeindre des enfants en pleurs équivaut à dévoiler leur fragilité. Si on pense à Dodji, contempler ses larmes, ça fait bizarre. Mon propos est caricatural, je sais, mais ce protagoniste symbolise la force de se relever, la débrouillardise. Comment doser les scènes dramatiques ?

C’est compliqué d’avoir une règle précise, car souvent, c’est un peu au pifomètre. On veut montrer que, malgré leur statut de héros, ces enfants sont confrontés à des situations bien trop grandes pour eux. C’est aussi une question de trouver le bon équilibre entre la vulnérabilité et la force des personnages. Si on montre trop souvent leur fragilité, cela peut devenir pleurnichard ; si on ne le fait pas du tout, ça peut devenir trop héroïque.
Sans compter la difficulté émotionnelle pour le dessinateur, quand il faut représenter ces moments. Par exemple, dans le tome 5, quand on révèle la cause derrière la disparition des gens, c’est-à-dire que les enfants sont morts et vivent dans une réplique du monde réel, appelée les limbes, Bruno a dû dessiner des scènes très chargées émotionnellement. Il m’a confié que c’était compliqué, mais c’est très différent des scènes d’action. Quand je lui demande de dessiner une armée de 15 000 cavaliers envahissant le World Trade Center, cela peut paraître abstrait, mais la réalité est que chaque scène a son propre degré de difficulté, en fonction du contexte et du nombre d’éléments visuels à gérer.
A travers le tome 14, il est question de statues qui s’animent pour traquer les enfants. J’avais pensé montrer plusieurs statues, mais Bruno m’a conseillé de n’en représenter qu’une seule pour ne pas alourdir le récit. En effet, dans un album de 46 pages, il est essentiel de simplifier pour se concentrer sur l’essentiel, tout en évitant de perdre le lecteur dans une complexité inutile. Cette tendance à ajouter des éléments, que ce soit des personnages ou des intrigues secondaires, peut parfois diluer le récit. Vers les tomes 10 ou 11, nous avons eu beaucoup de portes ouvertes, ce qui a pu désorienter les lecteurs. Bruno a été l’un des premiers à me dire de simplifier, recentrer le récit, ce que nous avons commencé à faire dans le cycle 3. Nous continuons de manière plus résolue dans le cycle 4. Le changement d’éditeur (ndr : passer des Editions Dupuis à Rue de Sèvres) a aussi renforcé cette nécessité de simplification pour tendre vers la fin du récit.
En fin de compte, chaque décision de simplification, de fermetures de portes, réduit les possibilités narratives et peut décevoir certains lecteurs qui avaient d’autres attentes. Néanmoins, il est aussi important de respecter la vision artistique, tout en cherchant des solutions qui maintiennent l’intérêt des lecteurs.

Interview menée par Pierre Reynders & brunoaleas – Illustrations ©Bruno Gazzotti

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