Depuis plus d’une décennie, Kendrick Lamar s’impose comme bien plus qu’un simple rappeur : c’est un conteur, un acteur, parfois même, un exorciste. Chez lui, la musique devient un espace de théâtre intérieur, où chaque morceau est joué par un personnage différent.
L’artiste de Compton a fait de cette multiplicité sa marque de fabrique. Là où d’autres se contentent de raconter leur vécu, Kendrick le met en scène, quitte à se confronter à ses propres démons.
Des débuts marqués par la narration
Dès good kid, m.A.A.d city (2012), son premier grand succès, Kendrick pose les bases de son style narratif. L’album se présente comme un film audio : celui d’un adolescent naïf qui tente de survivre dans les rues violentes de Compton. On y entend des dialogues, des interludes téléphoniques, des voix de proches. Le rappeur ne se contente pas de rapper, il joue un rôle, celui d’un « good kid » pris dans une « mad city ».
Chaque chanson devient une scène, chaque couplet un fragment de scénario. Kendrick Lamar montre déjà son goût pour la mise en récit et la construction de personnages : des doubles de lui-même, réels ou imaginaires.
Le masque comme miroir
Avec To Pimp a Butterfly (2015), Kendrick pousse le concept encore plus loin. L’album explore l’identité noire américaine, la célébrité, la culpabilité, la spiritualité… mais toujours à travers des voix multiples.
Dans « u » et « i », par exemple, il se parle à lui-même : la première chanson crie la haine de soi, la seconde célèbre l’amour-propre. Deux faces d’une même pièce. Sur « The Blacker the Berry », il devient un militant enragé ; sur « Alright », un prophète d’espoir.
Kendrick ne change pas de masque pour se cacher, il le fait pour montrer plus de vérité. Derrière chaque voix, il y a une émotion, un doute, une tension qu’il rend audible.
L’homme aux contradictions
Sur DAMN. (2017), il incarne un homme en pleine lutte intérieure : entre foi et peur, orgueil et humilité. Plusieurs titres portent le nom d’un trait humain (« Pride », « Lust », « Fear », « Love ») comme si Kendrick disséquait son âme en morceaux.
Puis vient Mr. Morale & The Big Steppers (2022), son album le plus intime et le plus théâtral à la fois. Il y aborde la thérapie, les traumas familiaux, la masculinité, la paternité. Il y joue plusieurs rôles : celui du père, du mari, du patient en reconstruction. Par moments, des voix féminines viennent le confronter, le questionner, le contredire. On n’écoute plus seulement Kendrick Lamar, on écoute toute une pièce de théâtre.
Une œuvre en miroir de son époque
En multipliant les personnages, Kendrick ne se perd pas : il nous retrouve. Chaque voix, chaque masque parle aussi de nous, de nos contradictions, de nos luttes intérieures.
Dans un monde où l’image d’un artiste se résume souvent à un personnage unique, Kendrick Lamar fait l’inverse. Il refuse la simplification. Il préfère se montrer multiple, complexe, traversé par les doutes et les colères de son temps.
Cette manière de se dédoubler, de se mettre à nu à travers différents visages, fait de lui un artiste à part. Un caméléon du rap, capable de mêler introspection, politique, poésie et performance, sans jamais trahir sa vérité.
Une seule voix, plusieurs vérités
Chez Kendrick Lamar, changer de rôle n’est pas une stratégie, c’est une nécessité. Ses multiples personnages ne sont pas des masques, mais des miroirs : ceux d’un homme en quête de sens, dans un monde fracturé.
Et peut-être est-ce là son plus grand talent : avoir compris que pour dire la vérité, il faut parfois savoir parler avec plusieurs voix.
Fortuné Beya Kabala