Francesco Faraci Interview

Francesco Faraci personnifie Palerme. En 2013, après des études d’anthropologie, il découvre la photographie comme moyen d’expression. Dernièrement, il publie Palermo Madre. Il s’agit bien plus qu’une lecture. L’artiste souhaite créer des liens sociaux, un désir impérissable !

Avant de parler du livre, je voulais simplement savoir ce qui te fascine le plus à Palerme.

En réalité, ce qui me fascine le plus à Palerme, c’est la vraie Palerme, disons, celle qui est féroce, extrêmement humaine. Celle que tu touches, où tu ressens cette part de vérité toujours plus circonscrite aux zones, en somme, marginales, périphériques, un peu en dehors du tissu central de la ville. Malheureusement, Palerme est en train de se transformer en une sorte de Disneyland, pleine de touristes par milliers. Ce qui, pour certains, peut être une bonne chose et, pour ceux qui y vivent, c’est moins bon, voilà, disons-le ainsi, parce que tout augmente, tout est en désordre. Non pas que Palerme n’ait pas déjà été en désordre d’elle-même, essentiellement, c’est un désordre qui s’alimente de manière incroyable et donc, je ne veux pas dire de vilaines choses. Mais c’est comme si elle portait un beau costume, alors qu’elle s’habille mal aux coins des rues, dans les ruelles, dans les quartiers, justement, un peu en dehors de la ville, un peu plus isolés. Là-bas se cache la Palerme, la vraie, la véridique, la forte, celle qui est aussi sale, si tu veux. C’est celle qui m’a toujours fasciné, depuis toujours. 

Moi, j’ai grandi dans un quartier un peu en dehors du centre, donc, d’une certaine manière, c’était un retour à ces origines, à cette vie vraiment dans la rue, à ces jeunes, à ces quartiers un peu abandonnés, mais qui cachent une humanité incroyable que peu de gens voient. C’est-à-dire que ce sont des lieux, où de toute façon, tu dois aller parce que tu as une raison d’y aller, sinon tu ne peux pas y aller, mais ce serait un peu comme visiter un zoo. Bref, c’est une des choses que je n’aime pas.
Quoi qu’il arrive, Palerme est une ville qui réussit à me surprendre, pour le meilleur et le pire. Pendant de nombreuses années, je l’ai détestée. Elle m’étouffait. Je voulais fuir, je voulais partir loin, le plus loin possible. J’avais vraiment une très mauvaise relation avec elle.
Ensuite, en comprenant qu’à travers un appareil photo je pouvais raconter ce que je voyais, mais aussi me raconter, parce que la photographie est aussi une autobiographie au fond, je me suis mis à photographier. Photographier ce que j’ai vécu quand j’étais jeune, c’est ce que je porte encore en moi, comme une cicatrice, comme de beaux souvenirs, comme des douleurs et comme de la beauté. Cette nostalgie est aussi romantique. Voilà ce qui me fascine à Palerme. C’est cette propension à changer, mais à changer lentement, comme semblant figée dans un temps qui n’existe plus, et qui pourtant, la rend extrêmement fascinante. Certaines façons de vivre, certaines situations, certains lieux semblent figés dans un temps qui, justement, n’existe plus. Cette chose me fascine énormément parce qu’à l’intérieur, on arrive encore à ressentir un peu de vérité.

Mais alors, que manque-t-il vraiment à Palerme pour n’être plus un zoo ? 

Il manque un peu de perspective. Un peu de mémoire aussi, probablement, parce que malheureusement, c’est aussi un problème de l’Italie d’avoir la mémoire courte, d’oublier vite les choses qui ne vont pas et de les réitérer la plupart du temps. Donc, je crois qu’il manque un peu d’espoir pour l’avenir, parce que l’espoir ne peut pas être seulement le tourisme. Je me souviens, quand il n’y avait pas encore ce boom incroyable de touristes et qu’on affirmait : « Ah, Palerme et la Sicile pourraient vivre seulement du tourisme ». Ce qui pouvait être vrai. Pensons à Palerme, Florence, Rome, Milan ou Bologne. Si vivre du tourisme doit rendre les villes pratiquement invivables, alors peut-être qu’il nous faut un peu plus de perspective. Penser l’avenir d’une manière différente, plus lente, plus essentielle, plus vraie, d’une certaine manière. C’est peut-être ce qui manque à Palerme pour s’émanciper complètement, ce qui n’est finalement rien d’autre que de la culture.
Malheureusement, cela fait un peu défaut. Les gens lisent de moins en moins. On regarde de moins en moins autour de soi et on regarde de moins en moins les courants actuels. Il faudrait un peu plus de perspective, un peu plus le désir d’un avenir différent.

Désormais, parlons de ton nouveau livre. Quel est l’objectif de Palermo Madre ? Y a-t-il un message à transmettre ?

Le discours propre au message est assez glissant. Parfois, on a l’impression que l’on doit se transformer en une sorte de gourou, non ? Ou porteur de je ne sais quelles requêtes particulières. Mon livre, et plus généralement les photographies qui finissent dans le livre, sont avant tout un acte d’amour envers cette partie de la ville dont je parlais plus tôt, la plus vraie, la plus réelle, celle qui stimule. Puis, il y a aussi la volonté, bien sûr, de mettre en lumière certains quartiers, certaines zones, certains contextes qui sont malheureusement victimes de préjugés, de lieux communs qui, pour la plupart, sont aussi vrais, telles que la criminalité ou, plus précisément, la mafia. 
Cependant, je souhaitais que le livre et mes photos transmettent un message précis. Tout n’est pas criminalité, tout n’est pas mafia. On contemple des environnements profondément humains et potentiellement très ouverts à la rencontre avec les autres. Bien sûr, il y a toujours une sorte de méfiance. Il y a toujours, au début, la nécessité de créer une relation, un lien, d’acquérir leur confiance et d’avoir confiance en eux.
Il faut revenir à regarder sans trop de superstructures, sans trop de préjugés. Revenir à rencontrer les gens et ne pas essayer de les étiqueter. Ces personnes sont souvent étiquetées comme les derniers de la société, voire marginalisées. Néanmoins, on ne parvient pas à aller un peu au-delà, et donc, à considérer ces personnes pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire, ni plus ni moins que des êtres humains comme tout le monde.
Que quelqu’un ait ses propres casseroles, que quelqu’un ait un passé compliqué, il y en a des centaines qui ont un passé compliqué… mais il y a aussi l’envie de se racheter, il y a aussi l’envie d’un avenir, il y a aussi l’envie de s’ouvrir, d’une certaine manière. C’est un espoir que je ne dirais pas vain, mais qui a certainement un effet très lent. Bref, j’espère que, d’une manière ou d’une autre, ce type de message pourra atteindre quelqu’un.

Ton livre capture un certain moment de l’histoire. Il capture cette atmosphère de la Sicile, c’est une belle réussite, un beau succès. 

Oui. Au final, c’est beau de pouvoir voir un peu de poésie dans certains lieux. C’est beau de pouvoir trouver la beauté, là où il semble n’y avoir absolument rien. C’est pourquoi, mon invitation est de regarder avec ses propres yeux. La beauté existe réellement. Il y a aussi de la poésie et férocité. On peut imaginer cela pour n’importe quel quartier, en somme, pour n’importe quelle ville du monde. Je propose une invitation à ralentir, à mieux regarder.

Le livre s’ouvre et se ferme sur un enfant. C’était important d’avoir cette logique, ce fil rouge.

Je te le dis sincèrement, je n’y avais pas pensé. Effectivement, il s’ouvre et se ferme sur un enfant. Mais oui, dans ma vie, les enfants, les jeunes, jouent un rôle fondamental. J’aime être au milieu des plus jeunes. J’aime aussi m’occuper d’eux et ça m’arrive souvent. J’ai une sorte de vocation à la paternité. Et donc, pour moi, chaque enfant que je rencontre et avec qui je noue une relation, c’est comme s’il était mon fils. Je le traite et j’essaie de le faire un peu grandir. Ensuite, je me rends compte que je grandis bien plus. Probablement pour une bonne raison. J’enseigne et au final, ce sont les enfants qui t’enseignent quelque chose. 
Oui, j’aime côtoyer les enfants vu que le monde des adultes n’est pas toujours beau. Alors que celui des enfants et des ados, à certains égards, ne l’est pas toujours, mais à certains égards, demeure innocent. On y décèle encore un regard pur. Un regard qui peut être canalisé vers quelque chose de constructif, de vrai. C’est peut-être pour cela qu’il y a toujours beaucoup d’enfants dans mes photographies.
On ne parle pas de photos à réaliser car elles fonctionnent auprès du public. J’ai toujours été en dehors des modes.

Ce discours est cohérent avec ta volonté de garder espoir. La jeunesse est l’espoir.

Absolument. Tu sais, aujourd’hui, quand on parle d’espoir, on dirait qu’on cite une utopie. Comme si notre monde n’était certainement pas le meilleur monde où vivre, comme s’il y avait toujours plus de résignation et colère. En réalité, ce n’est pas le cas. Il suffit de faire mieux. Il suffit de faire un pas de plus vers les autres. Il suffit de s’ouvrir un peu plus aux autres, et éventuellement, l’espoir te vient, en te disant : « Putain, alors un avenir est possible ». Pourquoi attendre nécessairement l’extinction ? Pendant que nous attendons l’extinction, nous pouvons faire quelque chose de beau, non ? On peut se lâcher et s’adonner à la poésie. Nous ne devons pas céder à la tristesse, à la mélancolie. Nous ne devons pas penser que tout est moche. Je refuse absolument de le penser. Je sais que ce n’est pas le cas, parce qu’il suffit de sortir. Il suffit de s’arrêter un instant, quelque part, pour comprendre que tout n’est pas moche. 
Parfois, nous méritons l’extinction. En attendant, ce serait beau d’échanger un câlin, ce serait beau d’échanger de belles paroles, de sourire à quelqu’un. Pour moi, c’est ça la poésie, ni plus ni moins. C’est le sourire d’un enfant. Je n’ai pas besoin de chercher bien plus, quand un sourire, un câlin et une caresse sont des gestes très puissants.

Puis, dans notre société, si nous comprenons que diviser ne mène à rien, à ce moment-là, nous avons déjà fait un énorme pas en avant.

Je suis d’accord.

Quand je vois tes photos, je vois des personnages qui semblent vraiment naturels. Elles dégagent une ambiance mystique. 

Je suis souvent le premier à être étonné des choses auxquelles j’assiste, mais tout cela a une origine bien précise. J’arrive à assister à ce genre de scènes parce que je vis pratiquement dans ces lieux. J’y passe beaucoup de temps, je passe beaucoup de temps avec les habitants. Je tisse de nombreuses relations. D’ailleurs, certaines sont très profondes. Elles perdurent dans le temps. Je ne suis pas le photographe, je suis Francesco qui est avec eux. Je suis Francesco qui arrive l’après-midi, joue avec les enfants et les emmène au parc, mange une glace et s’assied pour discuter avec les mères. C’est bien aussi de sortir un moment de son rôle de photographe et de se mettre aussi à la disposition des autres. Je suis une personne très, très ouverte, toujours très disposée. Cette proximité avec les personnes me permet de les vivre en profondeur, de ne pas rester en surface, mais de descendre un peu plus bas, de recueillir leurs histoires, confidences et craintes. Je finis par me confier à eux. Ce lien profond me pousse à faire ce genre de photographies. Sans ce type d’approche, je ne pourrais pas faire ces photos. Si je ne vivais pas comme eux, si je n’étais pas comme eux dans cet espace-temps, je ne pourrais pas en faire.
Une magie se crée alors, mais je ne la crée pas, c’est la relation qui existe entre moi et les sujets que je photographie, ou en tout cas, avec tout ce qui les entoure, parce que les gens savent exactement qui je suis, savent exactement ce que je fais, donc ils n’ont pas peur. Au contraire, ils se sentent très libres de s’exprimer naturellement et cette spontanéité, je la retranscris ensuite, clairement, dans mes photographies. 
Des fois, je m’étonne : « Je suis vraiment en train de regarder ça ? ». C’est un privilège de pouvoir assister à la vie réelle des personnes. C’est un grand privilège qui n’est pas acquis parce que ces photos sont disponibles uniquement grâce aux gens.

Je suis un grand passionné de journalisme. Tes paroles me rappellent qu’il faut parfois créer un lien entre les personnes impliquées dans un reportage. Quant aux photos, elles ont une importance car tu n’as pas le droit de fausser la réalité, en tant que journaliste. T’es-tu déjà demandé : « Je ne publie pas cette photo. Elle va fausser la réalité » ?

Il m’est déjà arrivé de ne pas publier des images qui étaient vraiment trop fortes et qui auraient sûrement provoqué des malentendus. Par exemple, je ne sais pas si en feuilletant le livre, tu es tombé sur la photo de cette fille qui tient dans ses mains le cercueil son fils. En fait, cette photographie en cache beaucoup d’autres, beaucoup plus crues. Il y aurait sûrement eu un désordre, en la publiant. Et ce n’est pas que je veuille l’éviter, c’est qu’il y a une éthique, non ? Montrer la photo d’un enfant de 45 jours, mort, juste pour le plaisir de vendre le livre, le rendre plus sexy, c’est non. C’est quelque chose que je ne veux pas faire, c’est-à-dire qu’il n’y a aucune raison de faire une chose pareille. Par conséquent, oui, il m’arrive d’éviter de publier des photos, mais seulement quand ce n’est pas juste. 

Dans ton livre, je lis cette phrase : « Le Sud n’est pas un lieu exotique, c’est de la chair vive, une terre qui brûle, une mère accueillante et repoussante ». Mais aussi : « C’est un péché mortel de réduire cette mère complexe à un simple objet de regards superficiels ou désintéressés ». Tes photos servent aussi à rappeler que le Sud de l’Italie ne doit pas être abandonné par les Italiens.

Oui, absolument. C’est une chose qui me tient à cœur car j’aime la Méditerranée. Le Sud peut apporter beaucoup au reste de l’Italie. Or, le Sud est perçu comme une terre exotique, comme une destination exclusivement touristique, comme un endroit à piller et non à conserver ou à cultiver.
J’espère qu’à travers les photographies, on se rende compte que le Sud est justement de la chair vive. En d’autres mots, ce n’est pas une chose inerte, une langue morte, un lieu abandonné. Ce n’est pas un lieu, où l’on arrive pour regarder la mer, bien manger, profiter du soleil. Non, ça ne peut pas être seulement ça. Le regard exotique porté sur le Sud n’a pas de sens. Le Sud fait partie de l’Italie, d’ailleurs. Il n’y a aucune ligne de démarcation. 
Il y a une culture millénaire et des influences de toutes sortes. C’est la Méditerranée pure. Ça vaut la peine de s’y plonger un peu plus.

Il est temps de faire fonctionner ton imagination. Durant la nuit du 10 février, la justice et les carabiniers ont lancé une opération anti-mafia en Sicile. 1200 carabiniers ont été mobilisés et 18 personnes ont été arrêtées. Sachant cela et en tant qu’artiste, peux-tu compléter la fin de ma phrase ? « La Sicile changera et deviendra… ».

Magnifique. On l’espère. (grand sourire) On l’espère magnifique. J’aime espérer que nous pourrons vraiment devenir magnifiques, mais d’une beauté qui n’a rien de matériel. D’une beauté profonde et spirituelle. D’une beauté qui aille de pair avec la poésie. Je suis un grand passionné de poésie. Je la cherche, parfois, je l’écris. Je la cherche énormément parce que je crois que nous avons tous un besoin d’avoir cette magie en plus, n’est-ce pas ? Rechercher ce côté de la vie plutôt magique, surréaliste, difficile. Tout ne doit pas être forcément beau, au sens esthétique. Il peut y avoir de la beauté dans chaque coin, dans chaque personne, même dans la plus laide des personnes. Ça vaut la peine de chercher cette étincelle de poésie. Je suis sûr, et je le sais avec certitude, qu’elle existe et qu’elle se manifeste parfois sous des formes étranges.

Nous pouvons atteindre ce degré de beauté. Cela dépend clairement de chacun de nous. C’est à chacun de nous de ne pas s’enfermer, de faire sa part, de vivre le plus d’expériences possibles. Les expériences te forment, changent, modifient. Elles te font changer de point de vue sur les choses, qu’elles soient confortables ou douloureuses. Tentons de se laisser traverser, sans trop penser aux préjugés, aux lieux communs. Tentons d’accueillir les nouvelles expériences. Qui sait ? Peut-être que nous deviendrons plus beaux que nous ne le sommes. Moi, je vis d’espoir, comme tu l’auras compris. 

Interview organisée par brunoaleas (2025) – Photos ©Francesco Faraci

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