Bernard Beets Interview

De ses premiers émois cinéphiles devant les dessins animés, de son enfance à son rôle de monteur attitré des réalisateurs Hélène Cattet et Bruno Forzani, Bernard Beets retrace un parcours singulier. Loin de l’image de la star, il a trouvé dans le montage une place à part, celle d’un artisan de l’ombre qui façonne la forme finale du film. C’est une histoire de rencontres, de projets fauchés mais inventifs, et d’une fidélité artistique construite sur plus d’une décennie.
Pour Reflet dans un diamant mort, il décortique une méthode de travail unique, où l’idée d’un James Bond devient le prétexte à une relecture des codes du genre, où la matière brute prime sur le scénario.

Pierre : J’ai lu que vous aviez monté ce film de manière entièrement muette. Est-ce une pratique courante ou une méthode spécifique à votre équipe ?

Pour des raisons d’économie, ils ont toujours travaillé comme ça. Leur premier court-métrage était fait de diapos, donc, tout le son a été recréé. L’expérience leur a plu. Les premiers films de Hélène Cattet et Bruno Forzani ne contenaient pas de dialogues. Sur les projets suivants, des dialogues sont apparus, mais même lorsque le son direct est enregistré, il est souvent refait en post-synchronisation. Bruno et Hélène sont extrêmement précis sur les intonations. Ils préfèrent passer une ou deux heures à refaire une voix pour obtenir exactement ce qu’ils veulent.
Cette méthode s’inspire beaucoup du cinéma italien, qui était entièrement postsynchronisé, notamment pour gérer des castings internationaux où chaque acteur jouait dans sa propre langue. Parfois, chez Fellini, un acteur comptait : « Un, deux, trois » et sa voix était doublée par un autre comédien. Bruno est très influencé par ce cinéma, donc, pour lui, cette approche n’est pas aberrante. De plus, le duo n’aime pas les dialogues explicatifs ; il préfère que le son apporte des nuances ou contrebalance l’image.
Travailler ainsi est devenu naturel pour moi. Je me concentre entièrement sur l’image et sur le rythme, qui est un élément capital dans leur travail. Et, même si cela peut paraître prétentieux, avec le temps, on finit par « entendre » le son. Tout ce qui, visuellement, implique un son, je finis par le percevoir. Je sais où une porte doit claquer, où un crissement de pneu doit intervenir. Je ne dis pas que c’est le son exact qui sera utilisé, mais il est intégré dans ma perception du rythme. Je le visualise ou, je ne sais pas comment dire, je « l’audioise ».

Pierre : Vous placez donc aussi la musique ? Ce n’est pas le monteur son qui s’en charge ?

Oui, je place la musique, car elle est fondamentale pour le rythme et le timing d’une séquence. On évite les effets trop faciles où les coupes coïncident parfaitement avec les beats musicaux, car cela perd vite de son impact. Sur ce film, le plus gros défi était la scène de bagarre dans le bar. Les réalisateurs avaient déjà une maquette avec une musique et cinq ou six points de synchronisation précis, où un mouvement devait correspondre à un moment musical. C’est un vrai casse-tête : il faut enlever ou ajouter des images une par une pour que tout s’aligne parfaitement entre deux points de synchro. C’est un travail de détail.

Pierre : Le montage est, au final, un travail de détail.

Avec eux, complètement. C’est notre façon de travailler dans des économies relativement réduites. J’ai souvent l’impression de faire du bricolage, de prendre des ciseaux et du ruban adhésif pour assembler des bouts de papier. Au début, ils étaient très control-freaks, mais avec le temps, ils ont appris à lâcher prise, même si tout se joue encore à l’image près. On a des séquences avec des plans de deux ou trois images. Pour une scène stroboscopique, par exemple, on doit expérimenter. Est-ce qu’on alterne deux plans ? Trois ? Avec quel rythme ? Tout est possible.
C’est fascinant de jouer à ce niveau de précision. Par exemple, pour rendre un dialogue plus dynamique, on peut enlever quelques images entre deux répliques. Parfois, une simple coupe, qui paraîtrait brutale, passe miraculeusement bien dans le flux. En enlevant une image au cœur d’un mouvement, on peut l’accélérer et lui donner plus d’impact, un peu comme les gestes de Bruce Lee qui sont à peine visibles.

Pierre : Communiquez-vous avec le monteur son ?

Constamment. Avec eux, le travail ne s’arrête pas au dernier jour de montage. Le monteur son est aussi un ami, et nous sommes en dialogue permanent. Parfois, un son qu’il crée modifie légèrement le rythme que j’avais imaginé, et nous devons réajuster en enlevant quelques images. Ce sont des allers-retours constants pour maintenir une synchronisation parfaite. Sur ce film, je n’avais pas tous les plans d’effets spéciaux, au début. Je les intégrais au fur et à mesure pendant que le monteur son travaillait, parfois depuis sa cuisine, pour lui fournir une version à jour en temps réel.

Pierre : Que préférez-vous dans le métier de monteur ?

Voir les choses prendre forme. Vous avez des éléments séparés, et une fois assemblés, quelque chose naît. Le moment le plus grisant, c’est quand on trouve la bonne musique pour une scène. Parfois, la musique prévue ne fonctionne pas. On cherche, on essaie plusieurs options, et soudain, on en place une et la séquence décolle de dix crans. On a les poils qui se hérissent. C’est formidable. J’aime aussi le calme, le fait de travailler seul dans mon coin. Un plateau de tournage, avec tous ces gens, c’est insupportable pour moi. Je ne sais pas où me mettre, j’ai l’impression de déranger.

Pierre : Un film comme celui-ci, avec un montage si dynamique, demande combien de temps de travail ?

Théoriquement, nous avions trois mois. En général, je passe le premier mois seul pour assembler une première version. Ensuite, les réalisateurs arrivent, et nous utilisons cette base pour peaufiner chaque élément, comme de la pâte à modeler. 

Pierre : Avez-vous un film préféré ?

Il y en a trop, des centaines, et ça change tout le temps. Mon goût s’est élargi avec les années. À la base, j’étais porté par le cinéma américain, comme celui français, classique. Grâce à Bruno, j’ai découvert le cinéma de genre italien. Un autre ami m’a initié au cinéma expérimental. Ce sont des portes qui s’ouvrent. J’ai encore des blocages, comme avec le péplum. Mais dans chaque genre, on peut trouver des œuvres magnifiques.

Pierre : Revenons au montage. Vous avez sûrement l’impression qu’il s’accélère de nos jours pour répondre à une baisse de l’attention du public.

C’est évident. Le langage cinématographique évolue. Ce qui nécessitait une longue exposition hier, est communiquée en quelques plans aujourd’hui, car nous avons plus d’un siècle de cinéma derrière nous. Le rythme s’est accéléré, c’est certain. Il est influencé par la diminution de notre capacité de concentration. Mais cela peut aussi empêcher d’apprécier des œuvres plus lentes. Actuellement, nous sommes formatés par une certaine « narration Netflix« , où les scènes s’enchaînent sans ambiguïté. Tout est sur-expliqué et chaque scène doit contenir la même dose d’humour, d’action, etc. Souvent, je trouve ça très programmatique.

Bruno : J’ai commencé à m’intéresser au cinéma à l’âge de 18 ans. Aujourd’hui, après avoir bouffé des films français, italiens, japonais, coréens, canadiens, anglais ou américains, je me pose une question bien précise. Est-ce que le montage peut sauver un mauvais film ?

Sauver un film ? Non, je ne pense pas. Si un film est mal conçu et mal tourné, vous aurez beau choisir les meilleures prises au montage, le résultat ne sera pas bon. On peut tenter de restructurer, de laisser tomber des parties, mais ce sera un gros sparadrap. Un sparadrap de bonne qualité, peut-être, mais un sparadrap quand même. Le montage est une étape cruciale, mais on ne peut pas isoler un élément. Le travail des acteurs, la réalisation, le son… tout est interdépendant. On peut, par le montage, influencer la perception d’un acteur. Si on alterne des prises où il est joyeux et d’autres où il est fâché, sans logique, le spectateur ne pensera pas au monteur. Il dira que l’acteur est mauvais. Notre travail est une collaboration constante avec le réalisateur pour trouver la bonne prise, celle qui, même si elle est moins « bonne » isolément, fonctionne parfaitement dans l’enchaînement et sert la vision globale du film. C’est un canevas fermé, mais avec une grande liberté à l’intérieur.

Interview menée par Pierre Reynders & brunoaleas (2025)

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